Incitation à la contrefaçon : la barre est-elle trop basse? Examen de l’affaire Janssen Inc. c. Apotex Inc.
Dans le domaine pharmaceutique, la question de l’incitation à la contrefaçon est importante. Considérons la situation suivante : Une société de marque obtient un brevet de base à l’égard d’un nouveau composé A. Ce brevet expire. La marque obtient ensuite un deuxième brevet, un brevet d’utilisation pour une combinaison du composé A avec un autre composé B. Une société qui fabrique des génériques demande l’autorisation de vendre le composé A, mais ne demande pas l’autorisation de vendre le composé A en association avec le composé B. Faut-il empêcher la société qui fabrique des génériques (ou toute autre société) de vendre le composé A?
La Cour d’appel fédérale, dans l’affaire AB Hassle c. Canada (Ministre de la santé et du bien-être social)[1] a examiné le problème qui se pose lorsqu’un brevet d’utilisation postérieur devient un moyen de prolonger la durée de vie d’un brevet de composé, à la fois pour le fabricant de produits génériques et pour d’autres sociétés ou chercheurs qui découvrent de nouvelles utilisations pour l’ancien composé : [traduction]
Par conséquent, Apotex ne peut être empêchée d’obtenir un avis de conformité pour le seul motif qu’elle vendra de l’oméprazole. Affirmer le contraire soulèverait de graves questions de politique. S’il y avait une quelconque possibilité qu’un patient consomme un produit générique pour une utilisation brevetée, alors le produit générique ne serait pas approuvé. Cela empêcherait l’autorisation de nouvelles utilisations de médicaments existants, car il est toujours possible que quelqu’un, quelque part, utilise le médicament pour l’objet breveté et interdit. Cette position mènerait à une véritable injustice : comme la société qui fabrique des génériques ne peut raisonnablement contrôler comment chacun dans le monde utilise son produit, empêcher le fabricant de génériques de commercialiser son produit contribuerait à conforter et élargir davantage le monopole des titulaires de brevet. Les titulaires de brevet se trouveraient de ce fait à contrôler effectivement non seulement les nouvelles utilisations d’un composé existant, mais le composé lui-même, même si celui-ci n’est pas protégé par le brevet au départ. Les titulaires de brevet auraient ainsi un avantage qu’ils ne devaient pas avoir. En fin de compte, la société serait privée de l’avantage des nouveaux modes d’utilisation des produits pharmaceutiques existants, disponibles à un coût inférieur.
La question de l’incitation a été récemment examinée par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Janssen Inc. c. Apotex Inc.[2] Selon la divulgation du brevet :
« La demanderesse a maintenant découvert de manière surprenante que la combinaison d’un composé de la formule (I) avec un composé ayant des propriétés inhibitrices de la PDE5 entraîne un effet synergique inattendu dans le traitement des maladies dans lesquelles la vasoconstriction est impliquée[3]. »
Les revendications en question couvrent l’utilisation du macitentan en combinaison avec un inhibiteur de la PDE5 pour le traitement d’une maladie dans laquelle la vasoconstriction est impliquée. Les revendications comprenaient des revendications de produit pour l’utilisation, des revendications de type suisse (« utilisation […] dans la fabrication d’un médicament destiné à traiter une maladie […] ») et des revendications d’utilisation.
La revendication 1 couvre un produit contenant du macitentan en combinaison avec au moins un inhibiteur de la PDE5 pour une utilisation thérapeutique dans le traitement d’une maladie dans laquelle la vasoconstriction est impliquée.
Bien que le brevet soit axé sur une nouvelle utilisation – la combinaison du macitentan et d’un inhibiteur de la PDE5, la Cour a conclu que « l’administration à un patient » n’était pas un élément essentiel de la revendication 1, qui était une « revendication de produit ». Toutefois, la Cour a également conclu que le produit devait contenir les deux principes actifs sous la même forme posologique ou dans un emballage contenant les deux formes posologique (sans toutefois se limiter à ce mode de réalisation).
La revendication 10 couvre l’utilisation du macitentan en combinaison avec au moins un composé inhibiteur de la PDE5 pour la fabrication d’un médicament destiné à traiter une maladie dans laquelle une vasoconstriction est impliquée. Les demanderesses ont soutenu que la revendication 10, la revendication de type suisse, était un type de revendication de produit. Apotex a soutenu qu’une interprétation téléologique de la revendication axée sur ce qui a été inventé signifiait que la revendication (ainsi que les revendications dépendantes) était une revendication d’utilisation conforme à l’affaire antérieure Hoffmann-La Roche v. Sandoz Inc.[4] Le juge de première instance a conclu que la revendication couvrait l’utilisation de la combinaison du macitentan et d’un inhibiteur de la PDE-5 dans la fabrication d’un médicament. La fabrication d’un médicament n’a pas été divulguée et le brevet 770 n’indique pas qu’il a inventé un nouveau médicament ou une nouvelle méthode de fabrication.
Bien que le juge de première instance n’ait pas conclu que la revendication de produit et les revendications de type suisse étaient des revendications d’utilisation, il a conclu qu’Apotex n’avait pas contrefait la revendication de produit ou les revendications de type suisse, car Apotex n’aurait pas (i) fabriqué, utilisé ou vendu un produit contenant du macitentan en combinaison avec une PDE5-I. (ii) combiné un produit contenant du macitentan avec un inhibiteur de la PDE5 pour traiter l’hypertension artérielle pulmonaire (« HAP »); ou (iii) utilisé le macitentan en combinaison avec un inhibiteur de la PDE5 pour fabriquer un médicament. Apotex n’a pas exécuté l’élément « en combinaison » des revendications.
Le nœud de l’affaire est l’analyse de l’incitation aux revendications d’utilisation. La revendication d’utilisation indépendante (revendication 21) couvrait une utilisation du macitentan en combinaison avec au moins un composé inhibiteur de la PDE5 pour traiter une maladie dans laquelle la vasoconstriction est impliquée. Le document clé aux fins d’incitation est la monographie de produit proposée par Apotex[5]. Aucun témoin d’Apotex n’a comparu au procès. Selon les demanderesses, la monographie du produit comprenait les éléments suivants :[6]
- données de bioéquivalence;
- les résultats d’un essai clinique, SERAPHIN, qui a établi que le macitentan est sans danger et efficace en monothérapie et en combinaison avec un inhibiteur de la PDE5;
- une référence dans la « section sur les interactions médicamenteuses » qui est caviardée dans la décision
Apotex a fait valoir qu’il n’y avait pas d’incitation par la monographie du produit, car :[7]
- il n’y a pas de référence à la thérapie combinée dans la section Indications et utilisation clinique;
- la monographie a supprimé toutes les mentions de thérapie combinée présentes dans la monographie du produit de marque;
- les seuls résultats de l’étude clinique SERAPHIN sont ceux relatifs à la monothérapie;
- il n’y avait pas d’information sur la façon d’administrer le macitentan en combinaison avec un inhibiteur de la PDE5.
Le juge de première instance a pris en considération le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Corlac Inc c. Weatherford Canada Ltd :[8]
- Les actes de contrefaçon doivent avoir été exécutés par le contrefacteur direct;
- L’exécution des actes de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu;
- L’influence doit avoir été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution des actes de contrefaçon.
En ce qui concerne la contrefaçon directe, le juge de première instance a noté que la norme de soins pour la plupart des patients souffrant d’une hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) était la thérapie combinée[9]. Le juge de première instance a conclu qu’en cas d’autorisation, le produit d’Apotex serait associé à un inhibiteur de la PDE5 pour le traitement de l’HTAP. La contrefaçon directe a donc été établie.
Le deuxième volet du critère Corlac était essentiel en l’espèce. Quelle a été l’influence d’Apotex sans laquelle il n’y aurait pas eu de contrefaçon directe?
Le juge de première instance a commencé par le commentaire fait dans le cadre de la contrefaçon directe, à savoir : « Les médecins experts s’accordent à dire que la norme de soins pour les patients souffrants d’une HTAP est le traitement combiné, et que la plupart du temps, la combinaison est un antagoniste récepteur d’endothéline (par exemple, le macitentan) et une PDE5-I »[10].En s’arrêtant là, le juge de première instance affirme que les médecins prescriront la combinaison parce qu’il s’agit d’une norme de soins et non en raison de la monographie du produit d’Apotex.Cela devrait être la fin de l’affaire. Comment Apotex peut-elle être incitatrice alors que la norme de soins a déjà été établie par la communauté médicale?
Le juge de première instance est allé encore plus loin en citant l’expert des demanderesses : « (i) tout médecin qui prescrit du macitentan connaît les données de SERAPHIN depuis leur publication dans le New England Journal of Medicine; et (ii) SERAPHIN est une étude novatrice, la première à démontrer l’efficacité d’un traitement combiné chez les patients souffrant d’une HTAP »[11]. L’étude a montré que le macitentan est sans danger et efficace pour le traitement de l’HTAP, qu’il soit utilisé seul ou en combinaison avec des inhibiteurs de la PDE5.
Lors de l’examen de la monographie du produit, le juge de première instance s’est référé à l’expert des demanderesses : « J’accepte la preuve du Dr Mielniczuk selon laquelle, bien que la section "Indications et utilisation clinique" de l’APO-MACITENTAN indique [caviardé – mais selon les faits de l’affaire, ne fait référence qu’à la monothérapie] lorsqu’elle est lue dans le contexte de l’ensemble de la MP, cette déclaration ne suggère pas aux médecins qu’ils devraient s’écarter de la pratique bien établie et fondée sur des preuves de prescrire le macitentan aux patients souffrant d’une HTAP de classe fonctionnelle II et III de l’OMS ».[12] Ce commentaire est intéressant.La monographie ne dit pas au médecin d’utiliser la combinaison, mais d’un autre côté, elle ne lui dit pas de NE PAS l’utiliser.Est-ce vraiment là le critère relatif à l’incitation?La société qui fabrique des génériques est-elle tenue de dire de ne pas utiliser cette combinaison pour éviter l’incitation?
Le juge de première instance a ajouté que la monographie du produit contenait d’autres références à l’étude SERAPHIN, sous les rubriques « Effets indésirables du médicament observés lors des essais cliniques », « Interactions médicamenteuses » et « Essais cliniques »[13].
Des preuves contradictoires ont été fournies sur la question de savoir si les médecins lisaient ou non la monographie du produit Apotex. L’expert d’Apotex a déclaré que les médecins ne consultaient pas la monographie, mais prescrivaient en fonction des besoins du patient, de leur compréhension du médicament dans la littérature scientifique, des informations tirées de conférences et de la pratique clinique. Les experts des demanderesses (qui avaient la préférence du juge de première instance) ont témoigné qu’ils liraient la monographie de produit d’Apotex « pour s’assurer qu’un médicament générique offrira le même profil d’innocuité et d’efficacité que le médicament de marque ».
Il est difficile de voir comment les preuves des demanderesses ont montré que les médecins seraient influencés par la monographie de produit d’Apotex alors qu’ils ont déclaré qu’ils ne s’écarteraient pas de la pratique bien établie et fondée sur des preuves de prescrire le macitentan et que la thérapie combinée était la norme de soins.
L’argument selon lequel chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits est certainement valable, mais on peut également craindre que le critère relatif à l’incitation n’ait été édulcoré. L’influence du contrefacteur ne semble pas importante dans cette affaire. Il a été prouvé que les médecins allaient prescrire selon les normes de soins – la monographie d’Apotex aurait dû être prise en compte dans ce contexte. L’utilisation en combinaison ne serait pas une utilisation approuvée et les références à l’étude SERAPHIN dans la rubrique des effets du médicament ne constituent pas une indication de l’utilisation en combinaison.
Cette affaire est différente de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Teva Canada Limited c. Janssen Inc. où la Cour a conclu que l’incitation était l’une des utilisations recommandées dans la monographie du produit et qu’il s’agissait d’une utilisation constituant une contrefaçon. La référence à l’étude SERAPHIN dans la rubrique « Essais cliniques » est caviardée dans la décision. Pour les besoins de l’argumentation, supposons qu’elle faisait référence à l’utilisation combinée. Si la norme de soins était déjà établie et que l’on ne s’en « écartait » pas, cette référence ne serait pas l’influence sans laquelle il n’y aurait pas de contrefaçon.
Le juge de première instance a également conclu qu’Apotex était consciente du fait qu’elle exercerait une influence sur le marché. Les demanderesses, à qui incombait le fardeau de la preuve, n’ont fourni aucun élément sur ce point. Au lieu de cela, le juge de première instance a conclu que « la Cour ne dispose d’aucune preuve concernant les efforts déployés par Apotex pour retirer les informations de la MP ni d’aucune communication avec Santé Canada à cet égard. »[14] En d’autres termes, le juge de première instance a demandé à Apotex de prouver ses connaissances, et non aux demanderesses.
La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision en se référant à nouveau au fait qu’Apotex n’avait pas fourni la preuve de ses connaissances. La CAF a également conclu que le juge de première instance était en droit de tirer des conclusions sur les connaissances d’Apotex à partir des éléments de preuve dont il disposait[15].
Où se dirige-t-on à partir d’ici
Ce qui est troublant dans cette décision, c’est qu’elle ne fait aucune référence au problème de l’extension du monopole d’un brevet de composé par le biais d’un brevet de nouvelle utilisation. Il est également très difficile de comprendre comment on peut conclure à une incitation alors qu’il est prouvé que les médecins suivront la norme de soins en dépit de la monographie du produit et non pas à cause d’elle. Cet abaissement apparent de la norme en matière d’incitation a eu pour conséquence que les tribunaux ont prolongé artificiellement un monopole composé. De l’avis de l’auteur, il s’agit là d’un problème grave qui alourdira encore le fardeau d’un système de soins de santé public déjà en proie à des difficultés.
Références
[1] 2002 CAF 421
[2] 2022 CF 996 (Macitentan CF), confirmée par 2023 CAF 221 (Macitentan CAF)
[3] Brevet canadien no 2,659,770
[4] 2021 CF 384
[5] Une monographie de produit présente des informations clés sur un médicament, telles que les indications, les effets indésirables, la posologie, etc.
[6] Macitentan CF, au para 153
[7] Macitentan CF, au para 164
[8] 2011 CAF 228
[9] Macitentan CF, au para 174
[10] Macitentan, CF, para 183
[11] Macitentan, CF, para 185
[12] Macitentan, CF, para 192
[13] Macitentan, CF, para 193
[14] Macitentan, CF, para 203
[15] Macitentan CAF, para 23 et 24
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