Conférence diplomatique : Propriété intellectuelle, ressources génétiques et savoirs traditionnels associés
Si la période de gestation pour les chiens est de deux mois, pour les humains, de neuf mois, et pour les éléphants africains, de vingt et un mois, quelle est la période de gestation pour un instrument juridique international – un traité sur les brevets – conçu pour garantir que les brevets n’intègrent pas involontairement les savoirs traditionnels?
Si vous avez dit vingt-quatre ans, félicitations! Vous comprenez de façon exceptionnelle à quel point il est difficile pour des États ayant des intérêts divergents de parvenir à un consensus sur ce type d’instrument. (Treize éléphants africains peuvent naître successivement de la même mère en vingt-quatre ans.)
Dans quelques jours à peine, pendant 12 jours entre le 13 et le 24 mai, la Conférence diplomatique du Comité intergouvernemental (IGC) de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) se réunira pour la phase finale des négociations et l’adoption d’un instrument juridique international (instrument) qui liera les systèmes de brevets à la protection des savoirs traditionnels (ST) associés aux ressources génétiques (RG).
Comment l’instrument fonctionnera-t-il?
Lorsque cet instrument sera signé par les délégués nationaux à la Conférence et ratifié ultérieurement par les États qu’ils représentent, comment cela changera-t-il le paysage des brevets? Qui récoltera les avantages et qui financera ces avantages? Les réponses à ces questions se trouvent dans la publication de l’OMPI intitulée « Questions essentielles sur les exigences de divulgation en matière de brevets concernant les ressources génétiques et les savoirs traditionnels » (deuxième édition, 2020, p. 10, ci-après « Questions essentielles sur les exigences de divulgation en matière de brevets »).
L’instrument comprendra une exigence de divulgation en matière de brevets qui obligera les brevetés à déterminer si leur invention comprend une ressource génétique associée aux savoirs traditionnels. Si tel est le cas, le breveté devra divulguer ces renseignements dans sa demande. Plus précisément, les Questions essentielles sur les exigences de divulgation en matière de brevets indiquent ce qui suit :
« Un des arguments est que l’extension de cette obligation de divulgation peut permettre à la fois d’améliorer la transparence du système des brevets et de surveiller la contribution des savoirs traditionnels et des ressources génétiques aux nouvelles inventions brevetables, et éventuellement de s’assurer que ces savoirs et ces ressources sont utilisés avec l’autorisation des pays ou des communautés dont ils proviennent, et qu’une partie des avantages tirés des inventions qui en résultent est partagée avec ces pays ou ces communautés » (à la p. 8, non souligné dans l’original).
Le texte reformule ces mêmes thèmes dans un langage qui vise à apaiser les partisans les plus affirmés de la protection des ST :
« En d’autres termes, il est affirmé que les exigences de divulgation peuvent faciliter la prévention de l’appropriation illicite des ressources génétiques et des savoirs traditionnels en garantissant qu’ils sont utilisés avec le consentement préalable en connaissance de cause des pays fournisseurs ou des détenteurs légitimes, selon des conditions convenues d’un commun accord » (souligné dans l’original).
[Les publications de l’IGC sont bourrées d’acronymes, ce qui est un peu ennuyeux jusqu’à ce que l’on s’y habitue, après quoi elles facilitent le flux de lecture]
Dans l’évolution du processus de l’IGC (c’est-à-dire la période de « gestation » de vingt-quatre ans), un bond en avant vers sa réalisation désormais imminente a été fait il y a quelques années lors de l’élaboration de la « proposition de base pour un instrument juridique international ». Cet instrument établirait la nouvelle exigence en matière de divulgation des brevets obligatoires susmentionnée. Les déposants de brevets seraient tenus de divulguer la zone et (s’ils sont connus) les peuples autochtones ou la communauté locale fournissant les savoirs traditionnels connexes dans les cas où les inventions revendiquées sont « substantiellement/directement fondées sur » des ressources génétiques avec ST connexes.
La non-conformité aux exigences de divulgation en matière de brevets sera punie par coup de marteaux souples bordés de velours. J’utilise le terme « souple » parce que les sanctions seraient « proportionnelles et appropriées » et élaborées conformément à la législation nationale. Je dis « bordés de velours » parce qu’un défaut de divulgation n’entraînerait pas la révocation ou l’inopposabilité de brevets à moins d’une intention frauduleuse.
Qu’en est-il des demandes de brevet en instance? L’instrument remontera-t-il dans le temps? La proposition de base prévoit la non-rétroactivité; elle ne s’appliquera pas à une demande de brevet déposée avant la ratification de l’instrument par un État membre de l’OMPI. Mais comment les déposants de brevets sauront-ils quelles ressources génétiques avec ST connexes ils seraient tenus de divulguer? Des systèmes d’information (par exemple, des bases de données) seraient mis en place et accessibles aux offices de brevets et aux examinateurs.
Pourquoi cet instrument est-il important?
Les questions clés sur l’exigence en matière de divulgation des brevets aident à expliquer cela à travers l’exemple de la baie de l’oubli. Le peuple ouest-africain du Gabon a découvert et cultivé à l’origine la plante grimpante qu’est l’oubli, qui produit la baie de l’oubli. La baie porte ce nom parce qu’elle est si sucrée et les Africains de l’Ouest l’utilisent depuis longtemps pour aider les nourrissons à « oublier » le lait de leur mère. Un chercheur de l’Université du Wisconsin (UW) a observé des gens et des singes dans la région qui mangeaient les baies et a porté les baies à l’attention de l’Université. L’UW a isolé et reproduit une protéine, la brazzéine, dérivée de la baie, qui est jusqu’à 2 000 fois plus sucrée que le sucre et est utilisée comme édulcorant naturel à faible teneur en calories.
L’UW a obtenu trois brevets américains relatifs à cette protéine. Le succès qu’a connu l’établissement dans la délivrance de licences pour la production et la commercialisation de cette protéine a évité la nécessité de collecter, cultiver et vendre la plante au Gabon. Certains prétendent que le substitut synthétique de la brazzéine, produit à l’aide des brevets de l’UW, a causé une chute significative du prix de la brazzéine et, par conséquent, que de nombreuses femmes gabonaises qui, autrefois, récoltaient le fruit, ont perdu leur source de revenus.
L’UW soutient que la brazzéine est « une invention d’un chercheur de l’UW-Madison » et que l’UW n’offre aucune reconnaissance au peuple gabonais et ne partage avec lui aucun avantage. Certaines organisations militantes prônant la protection et la rémunération des ST appellent un tel acte de la « biopiraterie ».
L’exemple de la brazzéine donne un aperçu frappant de ce qui est en jeu dans l’achèvement des négociations de traité à la conférence diplomatique en mai Si l’instrument et son exigence de divulgation de brevets avaient été en vigueur aux États-Unis au moment du dépôt des demandes de brevet par l’UW, cette dernière aurait été légalement tenue de se demander si la brazzéine est une ressource génétique associée aux savoirs traditionnels qu’elle aurait besoin de divulguer dans ses demandes.
Naturellement (dans les deux sens du mot!), les ST comprennent de nombreuses choses, outre les baies. Notons, entre autres, des microorganismes, des variétés végétales, des races animales, des séquences génétiques, des renseignements sur les séquences de nucléotides et d’acides aminés, des caractéristiques, des événements moléculaires, des plasmides et des vecteurs.
Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour parachever l’instrument?
Bien sûr, il ne faut habituellement pas vingt-quatre ans, de la conception à la naissance, pour parachever un traité sur les brevets. Ici, les parties concernées ont des intérêts qui divergent beaucoup. D’un côté se trouvent les inventeurs et leurs cessionnaires, ainsi que ceux qui mettent en œuvre des technologies modernes. C’est pour eux que le système des brevets a été conçu pour encourager et protéger leur recherche et développement. Du même côté, dans ce contexte, on trouve ceux qui bénéficient du « marché du brevet » lorsque les inventions font partie du domaine public à la fin de la durée d’un brevet, comme les fournisseurs de médicaments génériques et le grand public.
De l’autre côté, et dans un certain sens en marge, on trouve les peuples autochtones et les communautés locales qui n’ont pas du tout bénéficié de leurs ST qui constituent ou ont constitué la base d’un monopole de brevet de vingt ans, comme dans le cas de la brazzéine.
L’IGC a été créé en 2000 et a tenu sa première réunion un an plus tard. En 2003, on s’est demandé s’il était prématuré de se lancer dans l’établissement de résultats prescriptifs, ce que les pays en faveur de la protection des RG ayant des ST connexes (dans ce cas, les « demandeurs ») demandaient.
Les « non-demandeurs » voulaient que les « questions » soient explorées en premier lieu (par exemple, qu’est-ce qui constitue exactement des « savoirs traditionnels » et des « RG avec ST connexes »?). Ce désaccord peut être présenté comme le clivage « Sujets contre Traité ». En 2005, afin d’éviter que le projet ne stagne dans le marasme, le Secrétariat de l’IGC a préparé des analyses des écarts entre les systèmes actuels de propriété intellectuelle et les aspirations des peuples autochtones. L’OMPI a également créé un fonds de contributions volontaires pour appuyer la participation des autochtones aux sessions de l’IGC et a embauché une personne autochtone pour contribuer à la Division des ST.
En 2010, dix ans après la création de l’IGC, une étape majeure a été accomplie avec des négociations « fondées sur le libellé ». En outre, des groupes informels plus petits ont été formés, pour se réunir entre les sessions plénières annuelles et pour dynamiser ces sessions sombres. Une perspective « nous courrons un marathon, pas un sprint » a été adoptée, ce qui a aidé à contrer le pessimisme débilitant. En 2012, ce qui, comme nous le savons aujourd’hui, constituait le point de mi-parcours de l’IGC, un texte unique a été créé aux fins d’étude, et une nouvelle exigence de divulgation des brevets a émergé comme mécanisme opérationnel.
Cependant, au cours des sept années suivantes, jusqu’en 2019, une autre période de langueur s’est produite; il y avait peu de vent, et les voiles battaient à peine. Les camps opposés de demandeurs et des non-demandeurs réitéraient leurs positions bien connues et aucune négociation n’avait lieu pour trouver un terrain d’entente et créer un compromis.
En 2019, le vent s’est levé lorsque le président de l’IGC a préparé un projet d’instrument juridique interne sur les RG et les ST connexes, et en 2020, la deuxième édition des Questions essentielles sur les exigences de divulgation en matière de brevets, d’une longueur de 95 pages, a été publiée. À l’automne 2023, le vent soufflait constamment. L’IGC a tenu une session extraordinaire, au cours de laquelle il a été convenu de réviser les articles de fond et un comité préparatoire a approuvé les modalités de la conférence diplomatique prévue pour mai 2024.
Le présent et l’avenir immédiat pour les praticiens en brevets
Aujourd’hui, au moment où nous approchons de la fin de la gestation de l’IGC, et où treize éléphants africains frères et sœurs sont nés, l’instrument sera présenté dans quelques jours. Il sera très intéressant de voir combien de pays le signeront à la fin de la Conférence, combien le signeront dans les mois qui suivront, et à quelle vitesse les gouvernements signataires ratifieront leur adhésion.
Lorsque le Canada ratifiera l’instrument, nous attendrons avec impatience de voir à quelle fréquence la divulgation en matière de brevets en ce qui concerne les RG et les ST connexes se produira dans les demandes de brevet canadiennes, à mesure que les praticiens de la propriété intellectuelle apprennent les rouages de la divulgation eux-mêmes.
Auteur : RICHARD S. LEVY*, Levy IP Law and Conflict Resolutions (Membre du Comité de la propriété intellectuelle autochtone de l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada)
*l’auteur tient à remercier Meika Ellis pour l’édition et l’amélioration de cet article.