Boehringer c JAMP suivi : le regard de la Cour fédérale sur l'anticipation et la prédiction valable de l'utilité
Boehringer c. JAMP, 2024 CF 1198 était une action en vertu du Règlement sur les MB(AC) concernant la contrefaçon et la validité de deux brevets relatifs aux capsules de nintedanib (que Boehringer commercialise sous le nom d’OFEV). La Cour a conclu que l’un des brevets (le brevet 083) était valide et contrefait, mais que l’autre (le brevet 267) n’était pas contrefait.
La décision contient une analyse intéressante sur un certain nombre de points. Le présent message porte sur la question de savoir si les éléments d’une revendication sont essentiels ou non essentiels.
Le brevet 267 portait sur des formulations contenant du nintedanib et chaque formulation revendiquée comprenait des quantités particulières d’excipient, la lécithine. La contrefaçon reposait sur l’interprétation des revendications, à savoir si la lécithine (et son montant) était un élément essentiel ou non essentiel de la revendication.
Les éléments de la revendication sont présumés essentiels et il incombe à la partie qui prétend le contraire (Boehringer en l’occurrence) d’établir leur caractère non essentiel. Dans Free World Trust, la Cour suprême du Canada (CSC) a établi un critère à deux volets pour déterminer si un élément de revendication est non essentiel :
Pour qu’un élément soit jugé non essentiel et, partant, remplaçable, il faut établir que, (i) suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l’inventeur n’a manifestement pas voulu qu’il soit essentiel, ou (ii) que, à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art aurait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué ou omis sans que cela ne modifie le fonctionnement de l’invention
La CSC s’est fondée sur l’arrêt Improver Corp c. Remington, [1990] FSR 181, qui traitait d’un critère à trois volets :
(i) La variante influence‑t‑elle de façon appréciable le fonctionnement de l’invention? Dans l’affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Si non : -
(ii) Le fait que la variante n’influence pas de façon appréciable le fonctionnement de l’invention aurait‑il été évident, à la date de la publication du brevet, pour un expert du domaine? Dans la négative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Si oui : -
(iii) L’expert du domaine conclurait‑il malgré tout, à la lecture de la teneur de la revendication, que le breveté considérait qu’une stricte adhésion au sens premier constituait une condition essentielle de l’invention? Dans l’affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication.
Le juge Furlanetto a confirmé que, bien que le critère de la CSC utilise les mots « soit », « ou », les cours fédérales l’ont interprété comme un critère qui devrait être interprété de façon conjonctive dans l’ordre afin d’être conforme aux questions de l’affaire Improver et aux enseignements sur l’interprétation téléologique de Free World Trust.
Boehringer a soutenu que la Cour n’était pas liée par la courtoisie judiciaire et le stare decisis horizontal à suivre les décisions de la Cour fédérale interprétant le critère. Ils ont invoqué deux décisions subséquentes qui, selon eux, ont interprété le critère différemment. La Cour a conclu que ces décisions ne répondaient pas à la question. Le premier (Allergan Inc c. Sandoz Canada Inc, 2020 CF 1189) a déclaré que rien dans cette décision ne portait sur la question de savoir si le critère était disjonctif ou conjonctif. Le deuxième (dTechs EPM Ltd c. British Columbian Hydro and Power Authority, 2021 CF 190) laissait entendre que la Cour avait en fait examiné les deux éléments du critère de Free World Trust.
Le juge Furlanetto a rejeté l’argument selon lequel la détermination du caractère essentiel des éléments d’une revendication devrait se faire sans tenir compte du brevet ou de l’objectif visé par l’inventeur, tel qu’il est exprimé dans la langue des revendications. Free World Trust indique que le libellé de la revendication est un facteur prépondérant dans l’interprétation téléologique et dans la détermination du caractère essentiel des éléments. « Le tribunal doit interpréter les revendications; il ne peut les récrire. » Le juge Furlanetto a conclu qu’il serait [traduction] « tout à fait incompatible » avec les grands thèmes de Free World Trust de conclure qu’un élément n’est pas essentiel si le libellé des revendications et une lecture du brevet indiquent le contraire.
En ce qui concerne le brevet 267, la Cour a conclu qu’il ressortait clairement du libellé de la revendication que la lécithine devait être un élément essentiel. La lécithine était une composante spécifique de chacune des formulations revendiquées. Ni les revendications ni la divulgation n’ont fourni d’autres options à la place de la lécithine. Les experts ont établi que la lécithine, même en faible quantité, avait un effet significatif sur la dissolution des gélules finies
Boehringer a reconnu dans son argumentation qu’ils ne contestaient pas l’inessentialité fondée sur le premier volet de Free World Trust. En fait, Boehringer n’a produit aucun témoignage d’expert sur la détermination des éléments essentiels et a plutôt demandé à son expert de ne pas se demander si l’un ou l’autre des éléments était essentiel ou non.
Boehringer a axé ses observations sur la substituabilité de la lécithine et d’autres agents de surface. La Cour n’a pas convenu que la personne au fait de l’art aurait considéré la lécithine comme étant facilement substituable à un autre surfactant à la date de publication du brevet. Compte tenu de la spécificité de la lécithine envisagée par le brevet, la personne au fait de l’art ne se serait pas attendue à ce que la lécithine dans les formulations revendiquées puisse être remplacée par un autre surfactif sans affecter le fonctionnement de l’invention. Des experts ont témoigné qu’il ne s’agissait pas d’une simple situation où la stabilité et la biodisponibilité pouvaient être présumées. Il n’y avait aucune preuve de la stabilité ou de la biodisponibilité d’une formulation avec quelque variante que ce soit qui permettrait à la Cour de conclure qu’elle remplirait sensiblement la même fonction de la même façon pour obtenir sensiblement le même résultat. À l’inverse, il a été prouvé que différents surfactifs agissaient de différentes manières et que la personne au fait de l’art ne considérerait même pas tous les types de lécithine comme ayant les propriétés appropriées pour satisfaire à la formulation revendiquée, sans parler des variantes autres que la lécithine.
De plus, la Cour s’est fondée sur le dossier du brevet. L’argument selon lequel la lécithine était un élément non essentiel était incompatible avec les positions que le breveté avait prises pendant la poursuite du brevet 267. L’article 53.1 de la Loi sur les brevets permet d’admettre en preuve une « communication écrite » du demandeur avec l’office des brevets pour réfuter une déclaration faite par un titulaire de brevet dans une action concernant l’interprétation des revendications. Lors de l’instruction, Boehringer a fait valoir que les revendications n’étaient pas anticipées ou évidentes parce que l’antériorité invoquée n’avait pas la composition de la formulation revendiquée, y compris le composant lécithine. Boehringer a également souligné les avantages de la lécithine pour améliorer la dissolution et la biodisponibilité.
Boehringer a soutenu que la correspondance n’était pas admissible parce qu’il ne s’agissait pas de correspondance au sujet de la construction. La Cour a conclu qu’il n’y avait pas de telle restriction relativement à l’article 53.1 et que la correspondance était « précisément » ce que l’article prévoyait. Une interprétation raisonnable de la correspondance indiquait que les déclarations avaient été faites par le breveté pour appuyer le point de vue selon lequel la lécithine était essentielle à la formulation revendiquée.
La Cour a conclu que Boehringer ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir que la lécithine est un élément non essentiel des revendications. Il n’y a pas eu contrefaçon des revendications alléguées du brevet 267 parce que la lécithine était un élément essentiel de chacune des revendications alléguées du brevet 267 et il n’y avait pas de lécithine dans JAMP Nintedanib.
Une copie de la décision se trouve ici. https://decisions.fct-cf.gc.ca/fc-cf/decisions/en/526221/1/document.do